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  • Laureen Gressé-Denois

Ek°Phra°Sis - À la recherche du Passé perdu


FÜSSLI, Le désespoir de l'artiste devant la grandeur des ruines antiques, 1778-1780, dessin à la craie rouge et lavis brun, Zürich, Kunsthaus

Pour être à l’École du Louvre ou faire des études en Histoire de l’Art, il faut être passionné. Véritablement mordu. Inconditionnellement voué à la cause. Il ne peut en être autrement : c’est la douce condamnation que nous nous sommes tous choisie… Nous avons été bénis par la grâce de l’Art et de l’Histoire, avons pleinement reçu son émotion, ses secrets, ses derniers feux de noblesse et de grandeur incomparable. Nous nous sommes fait chevaliers, agenouillés à son autel, humant à pleins poumons l’encens mémoriel qui nous enivre, constitue ce souffle primaire donnant encore aujourd’hui un but à notre vie… Hors, cet inestimable don, a bien eu un jour, une heure, une seconde où tout a basculé, où nous avons été submergés par cette soudaine révélation : « Je suis né(e) pour protéger le passé ». Obsession un peu hantée, souvenir brutal ou doux, une œuvre a dû nous murmurer à l’oreille, a su tenter notre cœur qui y a alors, avec reconnaissance, succombé. Nous avons tous une histoire à raconter. Un fragment anecdotique qui a expliqué le pourquoi, préfigurant notre destinée.


CIMABUË, Maestà di Santa Trinita, 1280, tempera et or sur bois, 385 × 223 cm, Florence, Galerie des Offices

J’y songe régulièrement, avec nostalgie et gratitude. Si à douze ans je n’avais pas croisé, un jour de printemps, le saisissant regard de la Maestà di Santa Trinita de Cimabuë à la Galerie des Offices, ma vie n’aurait pas été aussi palpitante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Le souvenir est toujours aussi vif, impérissable. Prise d’une vertigineuse vision, comme si la peinture entrait en plein et entier mouvement, j’ai eu ma révélation. Des frissons m’avaient entièrement parcourue, une chaleur singulière s’était même emparée de tout de mon être. J’en ai eu le souffle coupé. Je demeurais longtemps ainsi, inerte, interdite, fascinée. Seules des larmes roulaient sur mes joues, que je ne pouvais expliquer. J’ai enfin chancelé et c’est mon père, présent à mes côtés, qui m’avait rattrapée et ramenée à la réalité en me distribuant des mouchoirs durant tout le reste de la visite. J’ai mis des jours à me remettre de cette expérience, ne comprenant pas ce qu’il s’était passé. Pendant très longtemps, je n’en ai parlé à personne, gardant cette vision pour moi seule, comme si la raconter aurait pu menacer son existence. Ma seule certitude avait alors été que, désormais, je ferais tout ce qui est mon pouvoir pour protéger de telles merveilles, de tels précieux vestiges, de tels incroyables trésors. Aujourd’hui encore, j’en rêve et, tenace, je poursuis mes études dans cette voie.



Basilica di Santa Croce, achevée en 1385, Florence

En grandissant, j’ai découvert Stendhal, depuis devenu l’un de mes auteurs préférés. J’ai dévoré nombreux de ses écrits mais une lecture m’a particulièrement frappée : Rome, Naples et Florence, le récit d’un de ses voyages en Italie, deuxième tome paraissant en 1826. Stendhal y raconte notamment sa visite de la cité des Médicis. Un passage particulier est très interpellant. De sa visite à Santa Croce, il n’en est jamais ressorti indemne. L’extase qui l’avait porté dans cette ville, le voyage temporel saisissant, toute cette beauté du passé réunit en un seul lieu… C’était trop à vivre pour le pauvre cœur sensible d’un seul homme. Il écrit :

« J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »

J’avais donc vécu devant la Maestà ce que le célèbre romancier avait vécu à Santa Croce. Je suis loin d’être la seule à avoir eu cette expérience, d’autres témoignages de touristes le relatent régulièrement, le plus souvent à Florence, sous le nom de « syndrome de Stendhal ».


Chaque amoureux de l’art, chaque passéiste, a sa propre aventure, sa propre révélation. Elle se manifeste sous de multiples formes et continue encore à sublimement nous hanter dans un exquis bovarysme. Certains pourraient même parler d’acedia, autrefois considéré comme un péché capital dans les règles monastiques. Nous recherchons le passé comme un trésor perdu, un mythe dont nous sommes en quête pour transcender notre propre réalité, conjurer la malédiction d’une modernité qui parfois nous dégoûte. Jean Paul, en 1827, crée le terme « Weltschmerz » pour définir pleinement cette sensation, littéralement désignée comme « douleur du monde ». Certains se lancent alors à la folle poursuite de reconstituer ce passé pour le faire revivre. Ils le font de manière performative, à la façon du comte de Guasco qui écrit dans ses ouvrages qu’en contemplant avec respect et admiration les statues antiques, nous recréons, en tant que modernes, un acte de piété semblable à ceux des anciens Grecs, face à la divinité qu’ils voyaient dans la pierre sculptée. Cette capacité prêtée à l’objet, de réussir à tisser un lien actif, direct, dynamique entre lui et celui qui le regarde, est théorisée par Alfred Gell dans son ouvrage Art and Agency en 1998. Il y parle d’ « agentivité » de l’objet. Le passé n’est pas inerte, il vit à travers les œuvres, nous rencontre par sa présence-même, le rendant presque de chair à nos yeux, comme palpitant sous un souffle invisible.


VAUZELLE, « Tombeau du roi Dagobert Ier tel qu’on le voyait dans le Musée des monuments français où il avait été placé et restauré dans le jardin Élysée, gravure, Musée du Louvre

August von Kotzebue en fait l’expérience à Paris, en 1804, alors qu’il visite le célèbre Musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir, situé aux Petits-Augustins. Un jardin y avait été aménagé et baptisé « Jardin Élysée » en 1799. Constitué d’arbres où s’élèvent parmi eux à la fois monuments et statues de souverains, souveraines et grands hommes de France, l’espace de présentation est théâtralisé dans un écrin de nature calme, de quiétude aussi augustéenne que fascinante. À la manière des Enfers grecques où l’Élysée représente le havre de paix et le repos des âmes les plus nobles, héroïques et méritantes, Lenoir crée son propre Élysée moderne, son récit des illustres de la nation française. Dans les mémoires qu’il écrit de son séjour en 1804, von Kotzbue relate ainsi sa visite de ce musée, alors extrêmement réputé et fréquenté à Paris. Il écrit :

« L’homme sensé qui visite ses monuments, élevés à la mémoire des grands hommes et des femmes célèbres, éprouve un sentiment de vénération et de respect ; mais cette sensation devient bien plus vive lorsqu’il entre dans l’Élysée, où il va trouver les restes des grands hommes qu’il a le plus aimés, et des auteurs dont les écrits ont fait sur lui la plus vive impression. Je crois voir leurs ombres, et j’étends involontairement le bras pour les saisir. »

La chose est on ne peut plus clair : l’attraction des sculptures, la théâtralisation de cette collection dans un écrin extrêmement pensé, réfléchi, voulu, induit ce sentiment de passé que l’on peut toucher, vivre, étreindre, bien au-delà du simple regard curieux de connaître l’Histoire de France.


Escaliers de Strawberry Hill House

Notre relation, voire sentimentalisme, envers les œuvres, forge un inconscient tenace, entre le rêve et la réalité. Si Horace Walpole n’avait pas fait cet incroyable cauchemar d’une main gantée s’abattant sur une rampe d’escalier gothique, Strawberry Hill House, sa nouvelle demeure fantasmée bâtie en 1749, serait-elle devenue le stupéfiant exemple de Gothic Revival que nous connaissons encore aujourd’hui ? Le passé ne doit pas mourir. Les historiens, les artistes, les collectionneurs, s’en font presque un surprenant serment, dans une folie à la fois étonnante et géniale…


La Gradiva, copie d'un bas-relief romain néo-attique, d'après un original grec du IVe siècle avant J.-C., Rome, Musée du Vatican Chiaramonti

Adolph Donat, en grand admirateur de Freud, en est convaincu. Il est le premier historien de l’art à donner une explication psychologique à l’acte de collectionner, liant ce phénomène à un mécanisme inconscient. Il se base notamment sur une étude de Freud concernant un court roman de 1903, écrit par Wilhelm Jensen : La Gradiva. Dans le récit, un archéologue tombe amoureux du bas-relief La femme qui marche, aujourd’hui conservé au musée Chiaramonti du Vatican. Fasciné, il ramène dans ses bagages un moulage en plâtre de l’original. Il pose sa copie sur son bureau, l’admire tous les jours, la baptise même Gradiva, en latin « celle qui marche en avant ». Dans un rêve, l’archéologue rencontre cette jeune femme marchant juste avant l’éruption du Vésuve, sans réussir à la prévenir à temps. Il part alors à Rome pour se ressourcer mais ne parvient pas à oublier sa vision. Il reprend son voyage, vers Pompéi, où il rencontre une jeune femme semblable à sa Gradiva, entre rêve, délire et réalité. En voici un extrait :

« Il avait poursuivi son voyage jusqu'à Pompéi pour y chercher d'éventuelles traces de la jeune femme. Et ce, au sens propre du terme; car, avec sa façon bien personnelle de marcher, Gradiva avait dû obligatoirement laisser dans la cendre les empreintes de ses orteils, distinctes de toutes les autres. C'était donc, une fois encore, une créature de rêve qui se déplaçait sous ses yeux dans la lumière éclatante de midi, et pourtant c'était aussi une réalité. La preuve lui en fut donnée par l'effet qu'elle produisit sur un grand lézard allongé immobile dans les chauds rayons du soleil sur la dernière pierre, près du trottoir d'en face. Le corps scintillant de l'animal, comme fait d'or et de malachite, était parfaitement visible et, devant le pied qui approchait, Norbert le vit glisser brusquement au bas de la pierre et s'enfuir sur les blanches dalles de lave de la rue. »

Au fur et à mesure de ses entrevues avec le fantôme de la Pompéienne, Norbert reconnaît peu à peu en elle, Zoé, une amie d’enfance qu’il avait oubliée. En 1907, Freud étudie le roman et publie son analyse sous le titre Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen. Le rêve écrit, inventé par des écrivains, est pour lui une autre forme de rêve, toute aussi intéressante et révélatrice de l’auteur que s’il l’avait lui-même rêvé, dans son sommeil. De même Donath, en lisant Freud, va faire le lien entre cet archéologue obsédé par ce bas-relief, et la faculté presque folle, obnubilée, de certains collectionneurs et historiens de l’art, à toucher physiquement un passé trépassé en le faisant revivre par leur imaginaire, leur travail, leur passion...


Notre but à tous, des plus grands collectionneurs, aux protecteurs invétérés du patrimoine jusqu’aux modestes étudiants en Histoire de l’Art, serait donc celui-ci : rechercher encore, inlassablement, le jadis, sous la forme de cette femme aimée s’éloignant du port, pour paraphraser Winckelmann qui adoraient tant les anciens Grecs. S’éloigne-t-il pourtant vraiment ? Pas totalement : il est de notre devoir de ne pas laisser mourir ses traces, ses vestiges, ses empreintes dans le temps… et dans notre cœur. Bien au contraire, il s’agirait même de toujours alimenter le brasier de cette vie, par-delà les siècles, jusqu’à aujourd’hui. Nous ne pouvons pas remonter le temps (du moins pas encore…) mais les objets, les œuvres, ont pu gravir toutes ces années jusqu’à présent. Elle réside par conséquent sans doute ici, notre recherche du Passé perdu !


Laureen GRESSÉ-DENOIS


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